Grandir en fratrie

Les Villages d’Enfants et d’Adolescents ACTION ENFANCE ont été conçus pour pouvoir accueillir une fratrie sous un même toit. C’est l’une des spécificités de la Fondation ; travailler le lien fraternel est un vrai savoir-faire des équipes éducatives. Derrière ce principe fondateur, la diversité des situations et des histoires familiales amène à composer, s’adapter, à inventer pour que l’intérêt de chaque enfant, ses besoins et son devenir soient préservés.

L’accueil de frères et sœurs est le socle du projet de la Fondation depuis sa création : regrouper au sein d’une maison des fratries confiées à la Protection de l’enfance, et de fait, éloignées de leur famille pour préserver leur sécurité. Pour autant, la sociologie de la famille a bien évolué au cours des dernières décennies. Que veut dire être frère et sœur quand on n’a pas le même père ou la même mère ? Lorsque l’on n’a pas vécu ensemble ? Comment les liens de fratrie résistent-ils au handicap ? Faire vivre la fratrie sous le même toit est-il impératif ? D’autres modes peuvent-ils être plus favorables au maintien du lien fraternel ? Si, à la Fondation, chacun est bien convaincu que la fratrie constitue un élément de stabilité dans ces moments de perte de repères que représente le placement, de nouvelles pratiques s’inventent dans les établissements. « La fratrie, c’est notre base de travail, la question centrale de notre mode d’accueil. Mais ce n’est pas une fin en soi, analyse Jamel Senhadji, directeur du Village d’Enfants et d’Adolescents de Chinon. Ce qui prime : répondre aux besoins de chaque enfant, chaque adolescent. Pour cela, la fratrie peut être un merveilleux outil. » Mais on peut être frères et sœurs et avoir des liens affectifs sans vivre les uns avec les autres.

Comment grandit-on en Village d’Enfants et d’Adolescents lorsqu’il existe de grandes différences d’âge ?

Il est de coutume de dire à la Fondation que « les maisons des Villages ne vieillissent pas ». En effet, quand les plus grands partent, ce sont des plus jeunes, voire des tout-petits qui arrivent. Et la maison s’adapte alors à ce rythme enfantin. Contrairement à une famille où tous les enfants grandissent et évoluent ensemble, dans une maison d’ACTION ENFANCE, le phénomène de rajeunissement est permanent, d’autant plus que plusieurs fratries peuvent être accueillies ensemble. Comment la maison peut-elle respecter le rythme de chacun ? Faire vivre sous un même toit des adolescents de 15 ans et des petits qui ne sont pas leurs frères et sœurs est-il toujours pertinent ? Comme toujours en Protection de l’enfance, la réponse n’est pas univoque. Pour respecter à la fois une vie de famille en fratrie et les besoins de chacun, différentes approches peuvent coexister.

Ainsi, la création d’appartements partagés pour les adolescents au sein du Village d’Amboise a-t-elle été envisagée pour faciliter le maintien des liens entre les aînés et les cadets. Une amélioration, déjà sur le plan administratif : « Le Relais Jeunes Touraine était distant de quelques kilomètres du Village d’Enfants ; mais surtout, il s’agissait de deux établissements différents. Une autorisation était donc nécessaire pour que les enfants et les jeunes se rendent d’un établissement à l’autre. Barrière qui est totalement effacée aujourd’hui », relève Michel Delalande, directeur du Village d’Enfants et d’Adolescents d’Amboise. Sur un plan relationnel d’autre part. « Ici, la fratrie est réellement réunie. Avec ce mode d’organisation, nous avons de multiples possibilités pour que les frères et sœurs puissent se retrouver, discuter, se rendre visite. » Dans un reportage réalisé par France 2 au Village d’Amboise, nous voyons Émeline, l’aînée, recevoir ses petites sœurs dans son appartement de semi-autonomie situé au sein du Village et leur préparer des crêpes.

Michel Delalande

Michel Delalande Directeur du Village d’Enfants et d’Adolescents d’Amboise

Nous protégeons les frères et sœurs en permettant à chacun de penser aussi à soi et, aux plus grands en particulier, de prendre un peu de distance et de se projeter vers l’avenir. L’adolescence est une période très complexe.

Les petites y viennent chercher un câlin, raconter leurs tracas ou leurs joies. « Cela se fait naturellement, spontanément mais dans le respect des espaces des uns et des autres. Les petits doivent apprendre à respecter l’intimité des grands », souligne Angélique Navet, chef de service au Village d’Amboise. « Cela permet de préserver les liens et d’avoir un effet protecteur pour les aînés, qui peuvent prendre la liberté d’être plus indépendants, plus distants du reste de la fratrie, pouvant ainsi penser à eux sans jouer le rôle de parent de substitution. Et surtout, penser à leur avenir », poursuit Michel Delalande. Pour assurer cette continuité de liens, de nombreux Villages, comme celui d’Amboise, ont intégré des dispositifs de semi-autonomie au sein de leur établissement. Et cela semble très positif. À Monts-sur-Guesnes, la démarche inverse a été lancée. Depuis la création en 2016 de ce Village implanté en milieu rural, les enfants ont grandi. Pour poursuivre leurs études, faire un stage, il devenait essentiel d’installer une structure à Poitiers. Ce qui s’est fait en cette rentrée 2021.

Comment chaque membre de la fratrie peut-il trouver sa place lorsqu’une partie d’entre elle est en situation de handicap ou en grande difficulté ?

S’il est évidemment compliqué de vivre avec un frère ou une sœur porteur de handicap – en particulier mental ou psychologique – pour des raisons d’acceptation, voire de culpabilité, cette difficulté est décuplée en Protection de l’enfance. Or, la part d’enfants handicapés, ou présentant des troubles importants du développement et/ou du comportement, accueillis dans les Villages est en augmentation régulière. « Nous avons beaucoup d’enfants qui ont vécu des attachements insécures et qui sont vraiment abîmés », explique Christelle Gojo, psychologue au Village d’Enfants et d’Adolescents de Soissons. À l’image de cette fratrie de neuf, dans laquelle sept enfants présentent des déficiences multiples liées aux traumatismes vécus dans leur toute petite enfance, voire in utero, plusieurs ayant été placés à la sortie de la maternité. Au sein de cette fratrie touchée par le handicap, Flore, brillante élève de 16 ans. Ce « miracle », elle le doit notamment au fait d’avoir été confiée à sa grand-mère, très aimante et sécurisante, dans sa petite enfance. Cette figure d’attachement a permis de limiter l’impact des traumatismes. Très liée à ses frères et sœurs et aussi très mature, Flore a demandé à poursuivre sa scolarité au lycée en internat. Elle peut ainsi se consacrer à ses études. Afin d’être totalement disponible pour ses frères et sœurs le week-end, elle s’organise pour faire ses devoirs pendant la semaine. « C’est son projet. C’est une grande victoire, pour nous tous qui l’accompagnons, qu’elle ait fait ce chemin. Elle a renoncé à la possibilité de retourner un jour chez ses parents et reste très présente auprès de ses frères et sœurs », poursuit la psychologue.

Autre Village, autres situations. L’ouverture en 2019 du Village d’Enfants et d’Adolescents de Chinon a offert de nouvelles possibilités de regrouper des fratries dans le département d’Indre-et-Loire. Or, deux enfants confiés sur dix ont des déficiences, des troubles du comportement ou une reconnaissance par la MDPH : le handicap touche la quasi-totalité des fratries. Les enfants sont le plus souvent accueillis au sein d’une même maison mais il est parfois nécessaire de les séparer, en raison de relations toxiques, difficiles à accompagner au sein de la fratrie. « Notre premier travail porte sur la compréhension des différences et l’acceptation du handicap par les frères et sœurs, par les parents, et parfois par l’enfant concerné », explique Jamel Senhadji. Souvent, en effet, le diagnostic ou l’annonce du handicap n’a pas été réalisé avant le placement. « Séparer les frères et sœurs peut permettre de créer le besoin de relation et de reconstruire progressivement le lien. » Psychologues et éducateurs du Village organisent alors des ateliers de rencontres de la fratrie. Des temps dédiés peuvent être proposés pendant les vacances. Le cirque thérapeutique, la médiation animale et toute activité qui place un tiers dans la relation fraternelle sont proposés.

Avec un enjeu commun, une activité commune, les liens se tissent différemment entre frères et sœurs. Les visites avec les parents, si elles sont autorisées, sont également organisées de manière à permettre à chaque enfant d’être l’objet unique de l’attention de ses parents. « Les éducateurs portent un discours très bienveillant sur la place de chacun, afin d’éviter la culpabilisation. Lorsque, comme chez nous, ils arrivent après un long parcours institutionnel, éprouvés par la multiplicité des placements, ils méritent encore plus d’affection, plus de Fondation ! », poursuit Jamel Senhadji. Même volonté d’apporter le meilleur mais autre mode d’organisation dans l’accompagnement : à Bar-le-Duc, une maison est dédiée aux enfants porteurs de handicap, afin de mieux s’adapter à leur rythme.

La fratrie, c’est l’ADN du projet de la Fondation.

La fratrie, c’est l’ADN du projet de la Fondation, mais cette notion essentielle s’est complexifiée avec le temps. Maintenir les liens au sein de la fratrie – ces liens dont on espère qu’ils seront à vie – ne doit pas nous empêcher de faire du “sur mesure”. Dans chaque fratrie, certains enfants ont besoin d’une attention particulière, de soins spécifiques en raison de difficultés personnelles, d’un handicap, d’un vécu différent des autres. Les aînés notamment, qui estiment avoir des responsabilités vis-à-vis de leurs petits frères et petites sœurs, ont souvent renoncé à leur rôle d’enfant. C’est notre mission, à la Fondation ACTION ENFANCE, d’individualiser chaque situation pour favoriser l’évolution de chacun tout en permettant de maintenir le lien au sein de la fratrie. Bien souvent, les jeunes gens ne pourront compter sur aucun autre membre de leur famille. Nous voulons qu’ils puissent tisser ce lien fraternel fort, qui leur permettra d’avancer dans leur vie d’adulte. C’est à nous de les aider à créer d’autres liens solides qui leur serviront toute leur vie. C’est ce que nous visons avec le parrainage et, bien sûr, avec ACTION+.

Lorsque le placement s’inscrit dans la durée, comment aider chacun à prendre sa place et s’épanouir ?

Grandir ensemble avec ses frères et sœurs permet de vivre moins durement la séparation d’avec ses parents dont on a été éloigné. Ce lien familial est un élément qui leur permet d’éprouver une certaine stabilité et qui les aide, avec le temps, à accepter le placement. Pour autant, dans certaines situations familiales, de grands dysfonctionnements peuvent exister entre frères et sœurs : alliances, conflits, etc. Un travail en équipe pluridisciplinaire est alors mis en place afin de repenser leur accompagnement. Des temps en fratrie (repas, entretiens, sorties, séjours…) sont organisés pour sortir du quotidien et partager des expériences communes. « La prise en charge d’une fratrie nécessite un réajustement au fil du placement », souligne Laurence Christine, chef de service au Village d’Enfants et d’Adolescents de Villabé.

L’une des caractéristiques de la Fondation est le nombre élevé de fratries dont les parents ne disposent pas de droits de visite et d’hébergement (DVH). Pas de possibilité d’avoir la visite de leurs parents, ni d’un membre de leur famille, ou d’aller dormir chez l’un d’eux. La proportion est considérable : 30 % des enfants et des jeunes ne passent aucune nuit hors de toute forme de collectivité. Ainsi, nombreux sont les enfants qui passent 8, 10 ans ou plus dans les Villages d’ACTION ENFANCE sans expérimenter ce qu’est la vie d’une famille, loin d’un groupe. Sans possibilité de se constituer un capital social, dont on sait combien il est essentiel à l’acquisition de l’autonomie. « Accueillir des fratries ne veut pas dire la fratrie à tout prix, rappelle Laurence Christine. Les frères et sœurs occupent une place différente dans la dynamique familiale. Nous devons redonner à chacun sa vraie place dans le respect de son individualité et de son âge. » C’est pourquoi ACTION ENFANCE a pensé au parrainage. Et Laurence Christine de se réjouir pour les neuf enfants du Village, dont pas un seul n’a de droit d’hébergement, qui ont aujourd’hui la chance d’être accueillis par des familles de parrainage. « Dans tous ces parrainages, j’ai été très touchée par l’affection que les parrains et marraines, ainsi que leur famille, apportent aux enfants et par l’intensité du lien qui se crée. C’est ce dont ils ont besoin : de la sécurité, de l’attention, des repères. Une famille sur qui compter… », témoigne-t-elle.