Pour grandir, se construire en tant que personne, atteindre la maturité affective et accéder à l’autonomie, tout enfant a besoin d’attachement. Savoir que l’on a du prix aux yeux de quelqu’un, que cette personne bienveillante sera là quand on rentrera de l’école, est la base même d’un attachement sécure et sécurisant. Mais, concrètement, comment se traduit cet attachement lorsqu’on vit dans un Village d’Enfants et d’Adolescents d’ACTION ENFANCE ?
C’est une fin de journée comme les autres dans un Village de la Fondation. Laura rentre du collège. Elle se précipite vers Jérôme, son éducateur familial, et lui fait un câlin. Le geste dure quelques secondes. L’éducateur lui ouvre ses bras. La jeune fille est rassurée. Elle est rentrée à la maison et retrouve son repère. Cet événement anodin dans une famille l’est beaucoup moins dans les institutions de Protection de l’enfance. Longtemps, et sans doute encore dans de nombreux lieux de placement, il a été interdit aux éducateurs de faire un câlin et vivre sereinement le fait que les enfants s’attachent à eux. Et ce, malgré les recherches en éthologie et psychologie – de Harlow à Bowlby, père de la théorie de l’attachement – qui l’expriment clairement dès le milieu du XXe siècle. Une connaissance dont les lois de 2016 et de 2022 prennent acte en se recentrant sur les besoins fondamentaux des enfants. « À la Fondation ACTION ENFANCE, donner la possibilité aux enfants de s’attacher à un ou une éducatrice a toujours fait partie de notre conception de l’accueil. Suzanne Masson laissait les enfants choisir la mère éducatrice avec qui ils voulaient vivre », rappelle Corinne Guidat, directrice Innovation et accompagnement de la qualité de la Fondation. « Nous incitons les professionnels à être dans cette posture, à reconnaître qu’une relation forte se crée lorsque l’on partage le même quotidien. Nous intégrons cette dimension à nos formations. La capacité à travailler sur la richesse des liens d’attachement, qui peuvent être vus comme un risque dans d’autres institutions, est portée chez nous comme une compétence. Un éducateur qui résisterait à cela n’aurait pas sa place dans nos Villages. » Savoir que l’on retrouvera le soir l’adulte en qui l’on a confiance est la base de la sécurisation. C’est la métaphore du porte-avions, que théorise Anne Raynaud-Postel, médecin psychiatre spécialisée en périnatalité. Lorsque le petit avion (l’enfant) s’élance du porte-avions, part en mission et constate qu’il peut revenir sur sa base, il s’autorise petit à petit à aller plus loin, à pousser l’exploration. Si au contraire, au moment où il aurait besoin de se poser, son porte-avions n’est pas là où il pensait le retrouver, au bout de plusieurs expériences malheureuses, il renoncera à décoller et donc à explorer. Pire, si le porte-avions lui tire dessus, le niveau d’incompréhension et d’angoisse de l’enfant sera à son comble, engendrant des troubles psychiatriques. Les relations fraternelles remplissent également une fonction d’attachement, de sécurisation et de ressource. Elles sont d’autant plus importantes que les relations entre frères et sœurs sont souvent les plus longues dans nos existences. En Protection de l’enfance, lorsque les parents sont éloignés, peu présents ou absents, le lien fraternel contribue largement à maintenir une certaine capacité d’attachement.
L’attachement, c’est le fondement de notre Projet. C’est ce qui nous différencie. Nous le portons haut, comme une compétence demandée aux professionnels.
Durant ces années où enfants et éducatrices/teurs familiaux partagent leur quotidien 365 j/365, 24 h/24, l’attachement vient naturellement bien qu’il ne se décrète pas. Marine Laurent a choisi de devenir éducatrice familiale au Village d’Enfants et d’Adolescents de Bar-le-Duc, à l’issue de sa formation d’éducatrice, parce qu’elle a trouvé, dans le concept même de l’accueil de type familial, un écho à ses attentes. Il lui importait de dormir sur place avec les enfants accueillis en fratrie. Mais elle le reconnaît, trouver le juste lien, la juste proximité, peut être parfois compliqué. Surtout quand un enfant est très demandeur. « Je pense à Kylian, ce petit garçon de 7 ans qui voulait m’appeler maman, qui me demandait s’il était possible qu’il m’aime plus que sa maman. Avec beaucoup de douceur, j’ai dû lui faire comprendre que, bien sûr, je peux m’attacher à lui. Je peux aussi l’aimer. Il a également le droit de m’aimer et de s’attacher à moi. Mais je lui rappelle également que je suis son éducatrice qui l’accompagne au quotidien, pas sa mère. » À une période, Marine était la seule qui pouvait mettre Kylian au lit. « Nous avons travaillé ce point en réunion éducative, pour que mes collègues essaient aussi de prendre plus de place, pour que ce petit garçon puisse avoir d’autres liens. Parce qu’en réalité, cet attachement exclusif envers moi était compliqué à vivre pour mes collègues comme pour lui. » Avoir des garde-fous est important, et dans cette relation, le fait de travailler en binôme, de pouvoir s’appuyer sur une équipe, est crucial : c’est ce qui permet l’équilibre de notre modèle. L’éducatrice/teur familial n’est pas le sauveur de l’enfant. Il ne doit surtout pas se donner tous les rôles. « Dans les faits, les éducateurs osent assez peu parler entre eux de la relation qu’ils ont avec les enfants », regrette Corinne Guidat.
Dans les Villages d’ACTION ENFANCE nous essayons de recréer un modèle le plus proche possible de celui d’une famille. Les enfants qui nous sont confiés ont été tellement privés de sécurité, qu’il serait inenvisageable, dans la conception de la Fondation, que ces enfants ne puissent pas s’attacher et qu’on ne leur montre pas de l’attachement en retour. C’est ce qui nous différencie profondément des autres structures de la Protection de l’enfance. Nous devons leur offrir un milieu apaisé, réconfortant, leur garantir qu’un adulte est toujours à l’écoute. Les enfants et les adolescents en ont besoin pour se construire en confiance. L’attachement est une alchimie, un équilibre complexe. Chaque fois que je visite un Village, je suis ému de voir que cela fonctionne. Et ce, malgré les changements d’éducateurs qui peuvent à tout moment faire un autre choix de carrière. Parce qu’à l’instant présent, les éducatrices/teurs familiaux tissent un lien formidable avec les enfants au quotidien que l’institution, c’est-à-dire notre Fondation, sait conserver.
En ayant fait de l’accueil des fratries l’un de ses fondamentaux, ACTION ENFANCE permet aussi de nourrir et faire perdurer l’attachement qui existe entre les frères et sœurs.
À la notion de « bonne distance » à laquelle les professionnels se réfèrent souvent pour évoquer la relation qu’ils entretiennent avec les enfants, la Fondation préfère celle d’attachement. « Parler de distance est une erreur, s’insurge Laurent Sochard, psychosociologue et président du Comité d’éthique d’ACTION ENFANCE (voir infographie p. 14). La distance glace les enfants. C’est l’idée qu’il faudrait un double décimètre pour vérifier que l’on se tient à distance raisonnable. Pour moi, c’est le duo implication/distanciation qui permet de penser cette question : l’implication que met l’éducateur dans la relation en se prêtant à la relation, associée à la distanciation qui fait l’essence du professionnel. Un enfant qui n’aurait pas eu la possibilité d’expérimenter une relation chaste et saine avec son ou ses éducateurs, qui n’aurait pas fait cet apprentissage, court le risque de ne pas savoir créer des relations. Alors, une fois sorti des dispositifs de la Protection de l’enfance, ce jeune panique dès qu’on lui manifeste un peu d’amour, ou a un comportement « abandonnique » en faisant tout ce qu’il faut pour qu’on le rejette. » Il faut en effet avoir bien en tête la faille originelle – à savoir le manque de sécurité et d’attachement sécure – qui a marqué bon nombre d’enfants confiés à l’Aide sociale à l’enfance. « Même devenus adolescents, les enfants conservent cette crainte d’être de nouveau abandonnés. Chaque nouvelle rupture peut réveiller le traumatisme », souligne Véronique Grandin, qui après avoir fait toute sa carrière dans la Protection de l’enfance est désormais formatrice, notamment auprès des équipes d’ACTION ENFANCE.
La question de l’attachement concerne les jeunes à notre égard. Mais elle nous concerne nous aussi à l’égard des jeunes. Il se passe des choses belles, importantes, que l’on a envie de partager.
Jérôme Thébault était tailleur de pierre avant de décider de devenir éducateur familial à la Fondation. C’est au Service d’accompagnement renforcé (SAR) d’Indre-et-Loire, auprès d’enfants qui souffrent de profonds troubles de comportement, qu’il a opéré cette reconversion professionnelle il y a trois ans. « Quand j’ai rencontré ces enfants la première fois, je me suis dit » Il y a matière ! « . La comparaison peut paraître complexe, mais comme avec la pierre, il faut une forme de délicatesse et de dextérité pour travailler avec eux. C’est un travail qui demande de la passion. Eux-mêmes me demandent souvent pourquoi je suis devenu éducateur. Je leur explique qu’ils sont aussi importants qu’une cathédrale. » Pour aider ces enfants à canaliser leurs émotions, Jérôme les emmène dans le monde de l’art. La taille de pierre serait trop compliquée, mais la peinture ou le modelage avec de l’argile ramassée en forêt sont plus accessibles.
C’est une petite victoire lorsqu’ils restent une heure, tranquilles, à laisser libre cours à leur imagination en écoutant du slam. Je leur transmets que la création artistique, la culture, les sorties, c’est aussi pour eux. » Au fil de ces trois années, quelque chose de très familial s’est créé. Des liens intenses se sont noués. « J’ai conscience que je suis devenu une sorte de repère pour eux. Ils ont en permanence besoin de la présence et de l’aide d’un éducateur. Ils ont, à chaque instant, peur de l’abandon. Ils sont aussi très conscients de leur différence. C’est à nous de valoriser tout ce qu’il y a de positif en eux. De leur donner confiance en eux et en nous. Cela les construit et les aide dans leur autonomie ».
L’attachement est une notion très complexe, qui repose sur un juste équilibre à trouver pour chacun et avec chacun. « Je dois reconnaître que lorsque je suis en repos, je pense très fréquemment aux enfants de la maison. Surtout si un événement particulier est prévu. Alors, j’appelle mes collègues pour prendre des nouvelles », complète Marine Laurent. Un autre éducateur fera un saut à l’hôpital parce qu’il a appris que le petit Hakim a fait une chute. Ou tel autre fera une visite surprise à Lola pour son anniversaire. Temps de repos ou pas, ces enfants comptent pour eux et les éducatrices/teurs familiaux veulent qu’ils en prennent conscience. Les anciens de la Protection de l’enfance interrogés dans le cadre de travaux de recherche le disent : « Ce qui m’a sauvé, c’est qu’on m’a aimé ».
Cécile : Avec Dylan, nous nous connaissons depuis ses 18 ans, quand il était au Relais Jeunes Touraine et que j’y étais éducatrice. Quand j’ai commencé ma mission au dispositif ACTION+, j’ai tout de suite été alertée sur une situation qui nécessitait de l’aide. C’était Dylan. Et en effet, il n’avait plus d’appartement ni de bourse ! Ensemble, nous avons remis les choses dans le droit chemin et nous avons continué à nous voir régulièrement pendant deux ans. Mais il avait suffisamment de potentiel pour que mon rôle consiste davantage à le rassurer qu’à faire les démarches avec lui.
Dylan : Grâce au soutien de Cécile, à sa présence, et aussi parce que je la connaissais d’avant, j’ai pu continuer mes études, obtenir ma licence. Aujourd’hui, je suis éducateur sportif dans une MECS. À la Fondation, on parle souvent de « compter pour, compter sur ». Je peux dire que Cécile est
« venue me sauver ». Sans son aide, sa bienveillance, son amitié, je n’aurais pas eu mon diplôme, j’aurais peut-être sombré. C’est dur de se retrouver livré à soi-même à 19 ou 20 ans. Elle a été là pour rectifier le tir. En tant qu’enfant ou jeune adulte, on a besoin de cadre. C’est quelque chose que je transmets aux enfants avec qui je travaille. Et aujourd’hui, je suis bien installé, j’ai un travail que j’aime et une chérie.